Lacci, Domenico Starnone

L’auteur

Domenico Starnone est né près de Naples en 1943. Il a été enseignant, journaliste, scénariste et il est l’auteur de nombreux romans, nouvelles et essais. Il a reçu le célèbre prix Strega pour « Via Gemito » en 2000 (traduit et publié chez Fayard). Des études linguistiques menées en Italie montrent que Domenico Starnone pourrait être l’auteur des livres signés Elena Ferrante.

 

Le roman

« Lacci » est un court roman en trois parties qui évoque la vie d’un couple napolitain qui s’est séparé dans les années soixante-dix, suite à l’infidélité du mari, parti vivre à Rome avec une jeune femme. Quatre ans plus tard, le couple se reforme, comme si de rien n’était. Mais la femme n’a jamais pardonné la trahison de son mari.

Le livre premier est constitué d’un petit recueil des lettres que Vanda a écrites à son mari pendant les quatre années de séparation.  Sur un ton ironique et amer, Vanda reproche à Aldo de l’avoir trompée, puis de les avoir abandonnées, elle et leurs deux enfants, Sandro et Anna. Pour eux, elle s’humilie en lui enjoignant de revenir. Dans une autre lettre, elle lui explique les changements que son départ a provoqués dans sa vie et dans celle de leurs enfants, ainsi que la souffrance qui en a découlé. Quatre ans plus tard, elle accepte sa demande de revoir les enfants, qu’il a négligés jusqu’alors, tout en le priant de ne pas leur faire de mal, puisqu’ils ont retrouvé un certain équilibre. On comprendra plus tard que Vanda a fini par accepter le retour d’Aldo et la recomposition de la famille.

Le livre second opère un saut temporel et un changement de narrateur : on retrouve Aldo, soixante-quatorze ans, retraité, qui part en vacances à la mer avec Vanda. Tout semble normal jusqu’au retour du couple : Vanda découvre la porte de l’appartement entrouverte : tout est sens-dessus-dessous et le chat, Labes, a disparu. Après avoir porté plainte et recherché le chat, en vain, le couple s’installe dans l’appartement. Pendant que Vanda dort, Aldo met un peu d’ordre et, parmi les affaires éparpillées, il retrouve des photos ainsi que les lettres que Vanda lui avait écrites quarante ans plus tôt : il plonge dans l’introspection et s’aperçoit que ces quatre années ont été les seules heureuses. Marié trop tôt, il a fait des choix trop rapides et conformistes.

Dans un troisième livre, Anna, la fille du couple, expose le point de vue des enfants. La fin s’avère glaçante. Elle nous enseigne qu’Aldo, bien que fautif, n’est pas le seul coupable dans cette histoire banale et pourtant extraordinaire. En acceptant son retour mais en lui refusant son pardon, Vanda a condamné le couple, ainsi que la famille toute entière. Elle finit d’ailleurs par le payer très cher.

« Lacci » est un roman percutant et bouleversant sur les liens familiaux qui évoque à la fois la difficulté à les nouer, comme les lacets pour les enfants, et l’impossibilité de s’en libérer. L’auteur explore toute une gamme de sentiments négatifs avec un grand talent. L’ironie et le sarcasme sont partout, comme le nom du chat, Labes, diminutif de « la bestia » (la bête), mais qui en latin signifie « effondrement » !  Les deux protagonistes, Aldo et Vanda, tour à tour m’ont paru condamnables, chacun ayant sa responsabilité dans ce naufrage, mais il ne faut pas oublier de replacer la crise du couple dans le contexte italien des années soixante-dix, où l’on ne divorçait pas et où la femme qui ne travaillait pas ne pouvait subvenir à ses besoins.

J’ai beaucoup apprécié ce roman que je lisais aussi pour découvrir l’écriture de Domenico Starnone, qui est fortement soupçonné de se cacher derrière le pseudonyme d’Elena Ferrante (lui et sa femme d’ailleurs, Anita Raja, dans un éventuel duo à quatre mains). Une enquête littéraire poussée en Italie a en effet mis en exergue de nombreuses similitudes stylistiques. Et en effet, il y a des ressemblances dans certains thèmes. Quoi qu’il en soit, « Lacci » est un excellent roman que je vous conseille vivement de découvrir, d’autant qu’il sera publié en français chez Fayard en août 2019, sous le titre « Les liens ». On en reparlera bientôt…

J’ai lu ce roman en VO dans le cadre du mois italien et d’une lecture commune avec Martine dont vous trouverez l’avis ici.

 

Lacci, Domenico Starnone, Einaudi, Torino, 2014, 133p.

Le printemps du commissaire Ricciardi, Maurizio de Giovanni

L’auteur

Né en 1958 à Naples, Maurizio de Giovanni, d’abord banquier, est devenu auteur de nombreux romans policiers. Ses deux séries les plus connues se déroulent à Naples : celle du Commissaire Ricciardi au début des années trente, et celle du commissaire Lojacono, à l’époque actuelle.

 

Le roman

Une femme âgée que tout le monde aimait pour les bienfaits qu’elle prodiguait est assassinée chez elle. Une jeune femme détestée de tout le voisinage, qui la traite de « putain » pour la seule raison qu’elle vit seule avec son fils et qu’elle est exceptionnellement belle, se fait taillader le visage.

Le commissaire Ricciardi, aidé du brigadier Maione, se lance dans l’enquête et découvre très vite que la vieille femme était en réalité cartomancienne et, accessoirement, usurière. Elle manipulait tout le monde et n’était pas la bonne âme présentée d’abord par la concierge, loin s’en faut. Mais peu importe, la vérité doit être faite et le commissaire Ricciardi s’y attelle avec passion. Quant au brigadier Maione, il porte une attention toute particulière à la belle jeune femme défigurée…

Voilà pour l’intrigue, mais là n’est pas l’intérêt des romans policiers de Maurizio de Giovanni, en tout cas pour ce qui concerne la série consacrée au commissaire Ricciardi, cet homme jeune, beau, profond, qui ne laisse apparaître aucune émotion, et qui a un don particulier : il voit la « Chose » c’est-à-dire la mort, puisqu’il distingue et entend les fantômes qui n’ont pas encore trouvé le repos, ceux des victimes assassinées. Un zeste de fantastique donc, qui confère au personnage principal une aura énigmatique, sombre et mélancolique.

Mais c’est autre chose qui donne aux enquêtes du commissaire Ricciardi toute leur saveur : l’écriture d’abord, la structure -l’auteur introduit les différents personnages, assez nombreux, en de courts paragraphes qui se succèdent. Et surtout la description des personnages eux-mêmes, jamais stéréotypés et pourtant tellement bien caractérisés qu’on les visualise sans effort. Et puis il y a Naples, dont l’auteur aime à décrire les odeurs, les mouvements de l’air, l’influence de la période -ici le printemps- sur les habitants. Les senteurs florales voisinent ainsi avec des effluves plus répugnants qui s’élèvent des quartiers pauvres de la ville.

On apprend beaucoup sur l’histoire de la ville : que la via Toledo nommée ainsi par les Espagnols fut pour quelques temps rebaptisée via Roma, que le Surrogato était un ersatz de café que les Napolitains buvaient pendant la période fasciste, que Naples comptait plusieurs écrivaines populaires en ce début des années trente…

C’est donc d’une traite que j’ai dévoré « Le printemps du commissaire Ricciardi » et je compte bien poursuivre la série !

Le printemps du commissaire Ricciardi, Maurizio de Giovanni, traduit de l’italien par Odile Rousseau, Editions Rivages/Noir, 2013, 427 p.

La condanna del sangue, Maurizio de Giovanni, Einaudi, Stile libero big, 2012, 304 p.

 

Poupée volée/ La figlia oscura, Elena Ferrante

Leda se réveille à l’hôpital. Elle a perdu le contrôle de sa voiture. Elle a eu beaucoup de chance : sa seule blessure est sans gravité, mais c’est une « lésion inexplicable ». Pour comprendre, elle déroule le fil de ses souvenirs : se sentant libérée de son devoir maternel parce que ses deux filles étaient parties rejoindre leur père et travailler au Canada, Leda est partie en vacances dans les Pouilles. Elle s’est installée dans un appartement de location pour tout l’été et se réjouissait à l’idée d’avoir tout son temps, pour travailler, lire et écrire. Sur la plage, elle rencontra une famille napolitaine et se trouva fascinée par une jeune femme, Nina, mère d’une petite fille Elena.

Cette rencontre fut l’occasion pour elle se s’interroger sur son rapport à la famille. Leda voulait se raconter à ses filles, leur expliquer ce qu’elle avait du mal à comprendre elle-même : pourquoi, alors qu’elles étaient petites, elle les avait abandonnées à leur père pendant plusieurs années ? Leda voulait aussi approcher Nina, la jeune mère napolitaine, pour en faire une sorte de « fille extérieure » :

« Quelle sottise de croire que l’on peut se raconter à ses enfants avant qu’ils aient au moins cinquante ans ! Prétendre qu’ils nous voient comme une personne et non comme une fonction. Leur dire : je suis votre histoire, c’est avec moi que vous commencez, écoutez-moi, cela pourrait vous servir. Nina, en revanche, je ne suis pas son histoire, Nina pourrait même me voir comme un futur. Me choisir comme compagnie une fille qui me serait extérieure. La chercher, l’approcher. »

Mais sans savoir pourquoi, sur la plage, la narratrice vola la poupée de la petite Elena. Elle pouvait encore s’en sortir en ramenant le jouet le lendemain, et en expliquant avoir continué ses recherches dans la soirée, pour aider Nina, dont la petite fille pleurait la perte de la poupée. Mais le voulait-elle vraiment …?

« Poupée volée » a été publié en 2006 et contient la plupart des thèmes qui seront développés quelques années plus tard dans la saga d’Elena Ferrante, « L’amie prodigieuse ».  La poupée volée, centrale dans ce roman, sera une anecdote dans L’amie prodigieuse. Mais une anecdote sur laquelle l’auteure insistera pourtant. La lecture de « Poupée volée » éclaire donc – ou interroge du moins- certains épisodes de « L’amie prodigieuse » : quel souvenir douloureux est donc lié à la perte de la poupée ? Et dans « Poupée volée », quel acte Leda est-elle obligée d’expier malgré elle, pourquoi cette culpabilité ? Pourquoi Leda ne comprend-elle pas certains de ses actes ? En revient-on toujours au thème de l’abandon ?

Parmi les autres thèmes, on retrouve également celui de la maternité et de ses difficultés, notamment face à la vie professionnelle, mais aussi le poids qu’exerce la famille napolitaine populaire sur ses membres, et le rôle du dialecte qui est ici encore, comme dans « L’amour harcelant », négatif parce que violent et révélateur de la culture familiale. Et enfin, la difficulté à évoluer dans un milieu cultivé, lorsque l’on est issu d’un quartier défavorisé, malgré des études universitaires réussies.

J’ai préféré ce roman à celui de « L’amour harcelant », parce qu’il est moins cru et moins dur. Il n’en reste pas moins dérangeant, notamment parce qu’il soulève beaucoup de questions qui restent sans réponses. Et parce que l’on s’interroge inévitablement sur la récurrence des thèmes et anecdotes que l’auteure aborde dans chacun de ses romans et sur leur genèse.  Quant à l’héroïne, Leda, elle ressemble beaucoup à Lenu, et elle m’a paru touchante dans son incapacité à mener une vie normale et dans sa souffrance face au fait d’avoir été une mauvaise mère. Elena Ferrante, quant à elle, continue de m’intriguer, très favorablement d’ailleurs, et je terminerai donc bientôt la découverte de ses romans avec « Les jours de mon abandon »…

 

Poupée volée, Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Folio n°6351, 196 p.

La figlia oscura, Elena Ferrante, Edizioni E/O, marzo 2015, 160 p.