L’utilité de l’inutile, manifeste de Nuccio Ordine.

L’auteur

 

Nuccio Ordine est né en Calabre en 1958. Il est professeur de littérature italienne à l’Université de Calabre,  et auteur de nombreux ouvrages consacrés, entre autres,  à la Renaissance et à Giordano Bruno. Il est d’ailleurs considéré comme l’un des plus grands spécialistes de la Renaissance et de Giordano Bruno.  Nuccio Ordine est également éditeur et il collabore aux pages culturelles du « Corriere della sera« .

 

L’utilité de l’inutile, manifeste

 

l'utilité de l'inutile

Comme souvent en temps de crise, l’idéologie utilitariste prend le dessus, notamment lorsqu’il s’agit de réduire les dépenses, mais pas seulement : c’est toute une culture privilégiant ce qui est « utile », au sens de directement quantifiable, qui est en train de se développer. Ainsi, les savoirs que sont par exemple les humanités sont aujourd’hui très souvent considérés comme inutiles parce qu’ils ont seulement une fin en soi et n’ont aucune implication pratique, étant purement désintéressés et gratuits. Ils sont pourtant essentiels, parce qu’ils « peuvent jouer un rôle fondamental dans la formation de l’esprit et dans l’élévation du niveau de civisme et de civilisation de l’humanité » (introduction p X).

C’est en ce sens que les humanités contribuent à rendre l’Homme meilleur, et sont donc tout à fait utiles, comme le souligne Nuccio Ordine. C’est en effet précisément quand tout va mal que le superflu et l’inutile prennent tout leur sens : l’inutile n’a alors jamais été aussi utile, ainsi que le démontre l’auteur dans ce Manifeste qui s’articule en trois parties consacrées respectivement à « L’utile inutilité de la littérature », au développement malheureux de « L’université-entreprise et les étudiants-clients », et à la valeur illusoire que revêt la possession, ainsi qu’aux multiples effets destructeurs de «l’avoir», qui de nos jours supplante trop souvent « l’être ».

Dans ce texte essentiel, Nuccio Ordine dénonce le fait que les disciplines humanistes, au premier rang desquelles la littérature, sont de plus en plus fréquemment marginalisées dans les programmes scolaires, comme dans les budgets des Etats. La littérature fait partie des savoirs qui ne produit aucun profit et pourtant, c’est en cela même qu’elle est essentielle :

(…) « c’est précisément le fait qu’elle est affranchie de toute aspiration au profit qui peut se révéler, en soi, une forme de résistance aux égoïsmes de notre temps, comme un antidote à cette barbarie de l’utilité qui a fini par corrompre jusqu’à nos relations sociales et nos sentiments les plus intimes » (p7).

L’auteur dresse ensuite un panorama des rapports entre la littérature et la notion de profit, allant d’Ovide, Dante et Pétrarque à Calvino et Cioran, en passant par le Shylock de Shakespeare, Don Quichotte, et Ionesco, sans oublier la poésie et notamment Baudelaire et la théorie de « l’Art pour l’art » chère à Théophile Gautier, ainsi que quelques philosophes comme Kant ou Heidegger, pour ne citer qu’eux.

Les réflexions que rapporte Nuccio Ordine sont d’une grande actualité. La nécessité et le profit représentent un poids qui réduit l’homme en esclavage et, plus grave encore, qui en fait une proie facile pour tous les fanatismes, principalement religieux. L’auteur s’intéresse ensuite aux conséquences désastreuses de l’application du principe de profit au monde de l’enseignement et de la recherche scientifique. Il se dit préoccupé par le fait que l’Etat se désengage économiquement de ces secteurs, comme en témoignent les réformes allant vers un abaissement généralisé des niveaux d’exigence, dans plusieurs pays européens. Les lycées et universités sont devenus des entreprises et les étudiants ne sont ni plus ni moins que des clients à satisfaire, Harvard en est l’exemple le plus criant.  Et de citer Victor Hugo qui déjà, critiquait les ministres de vouloir tailler dans les budgets de la culture, alors qu’en période de crise, il conviendrait plutôt de doubler les sommes consacrées aux sciences, aux arts et aux lettres.

Pour Ordine, l’homme instruit a réussi sa vie, et la connaissance, la curiosité envers le savoir, valent mieux que n’importe quelle réussite professionnelle. L’école et l’université doivent viser avant tout à « l’acquisition de connaissances qui, détachées de toute obligation utilitaire, nous font grandir et nous rendent plus autonomes » (p85).  La fonction éducative de l ‘enseignement, loin de se cantonner à la préparation à une  profession, ne doit pas oublier sa visée universaliste.

« Réduire l’être humain à sa profession constituerait donc une très grave erreur : il y a chez tout homme quelque chose d’essentiel qui va bien au-delà de son « métier ». Sans cette dimension pédagogique, absolument éloignée de toute forme d’utilitarisme, il serait bien difficile, à l’avenir, de pouvoir encore imaginer des citoyens responsables, capables de dépasser leur égoïsme pour embrasser le bien commun, se montrer solidaires, pratiquer la tolérance, revendiquer leur liberté, protéger la nature, défendre la justice (p86).

L’auteur n’oublie pas de défendre les langues classiques, et notamment le latin et le grec, malheureusement en déclin devant l’idéologie utilitariste, et dont la disparition fera place à « une humanité privée de mémoire qui perdra complétement le sens de sa propre identité et de sa propre histoire ». Tout comme la lecture des classiques, de plus en plus oubliée au sein des établissements scolaires au profit d’anthologies en tous genres qui offrent à l’élève l’illusion de la connaissance alors qu’il n’a  jamais lu en entier aucun des  grands textes fondateurs de notre civilisation. Enfin, Nuccio Ordine dénonce le rôle que l’administration concède à des professeurs-bureaucrates, alors que le professeur devrait à nouveau se voir confier le rôle de passeur de connaissance, de transmetteur de passion, ce qui présuppose bien sûr  gratuité et désintéressement.

Enfin, l’auteur termine en reprenant la voix de nombreux auteurs classiques qui n’ont cessé de clamer que la possession, devenue une véritable valeur de nos sociétés, n’est qu’une illusion dangereuse pour le savoir et pour les relations humaines. L’obsession de posséder met en danger le savoir et l’école, la créativité et l’art, ainsi que des valeurs fondamentales comme la dignité de l’homme, l’amour et la vérité.  A nous de combattre ce désir funeste en privilégiant une vie intellectuelle qui nous apporte davantage de satisfactions que la plupart des biens matériels !

L’utilité de l’inutile, Manifeste, suivi d’un essai d’Abraham Flexner, Nuccio Ordine, traductions de Luc Hersant et Patrick Hersant, Nouvelle édition augmentée, Les Belles Lettres,  Paris, 2015, 228 p.

Livre lu dans le cadre du challenge Il viaggio chez Eimelle

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